L’analyste masqué

Rémi BRASSIÉ /

Avec la sortie du confinement les analysants qui le souhaitent peuvent retrouver le chemin du divan. Le virus étant toujours actif et le port du masque recommandé pour les situations de proximité, certains trouveront leur analyste masqué. Comment lire l’expression d’un visage à demi couvert ? Quelques échanges avec des collègues avant cette reprise particulière m’ont fait penser que ce masque, dissimulant la moitié du visage, faisait déjà courir notre imaginaire. J’ai décidé de laisser ces questions de côté pour accueillir à nouveau mes analysants. J’ai aussi décidé comme citoyen, de porter un masque.

Une fois in situ, je dois avouer en avoir ressenti un certain ridicule accompagné de l’afflux des questions déjà évoquées. La première personne que j’ai reçue étant dans le fauteuil, je lui faisais face derrière mes lunettes embuées que j’ôtais et remettais dans l’espoir d’y voir un peu plus clair : le masque et les lunettes ne font pas bon ménage. Le trouble a duré quelques minutes. Le temps d’entendre que la séance avait commencé. Le temps de me dire que, si comme la plupart de ceux qui sont encore dans le fauteuil il guette dans mes réactions ce qui peut faire signe de mon jugement sinon de mon amour, ce qu’il peut y prélever ne relève que de l’interprétation et ne vaut que dans la singularité de son dire. Peu importe les traits que l’on prête, pourvu qu’ils servent le travail sans a priori de ce qu’ils signifient. En l’occurrence, je n’ai repéré aucune trace de l’effet du masque dans cette séance ni celles qui ont suivi. Ce trouble n’était que le mien. Ce temps était celui qu’il me fallait pour tirer parti de cet accessoire qui brouillait ma vue, soit l’oublier pour le livrer au regard de mes analysants et à d’éventuelles interprétations. 

J’ai consenti à n’y voir pas clair pour ne pas passer complètement à côté de cette séance. Les suivantes ont été plus simples. Et la réflexion qui s’est imposée me paraît évidente. Il n’y a pas d’analyste masqué, si l’analyste est ce qui se met en fonction dans le dire de l’analysant à condition que celui qui est dans le fauteuil, affublé de son masque, ses lunettes et je ne sais quels autres accessoires, n’y fasse pas obstacle. L’analyste est plutôt ce qu’il y a à démasquer dans la parole analysante, et à ne pas confondre avec la personne qui se tient dans le fauteuil.

L’appui du regard est nécessaire dans les premiers temps du travail et on passe au divan notamment quand on juge que cet appui n’est plus nécessaire : mais nécessaire pour qui ? C’est à la condition de renoncer à l’appui du regard, y compris pour l’analyste, que le temps et l’espace de la cure s’ouvrent. N’est‑ce pas parce qu’on fait le pari que l’analysant peut se passer du regard qu’on lui permet d’entrer dans le discours analytique ? Le moins qu’on puisse faire, c’est d’être au rendez‑vous de la cure, en comptant sur la présence de l’analyste (ce qui n’est jamais sûr). La présence de l’analyste dans la cure ne ressort pas simplement de celui qui fait l’offre et dont la responsabilité première est de ne pas s’y opposer. L’imaginaire auquel on peut se laisser aller n’est pas la meilleure voie pour exercer cette responsabilité.

Comme avec le confinement qui nous a conduit à poursuivre par téléphone, le déconfinement amène son lot de situations inédites qui viennent, encore, poser la question du désir que nous engageons dans la cure. C’est peut‑être une vertu de cette époque particulière, de ce temps du coronavirus. Mais au fond, les questions qui surgissent sont‑elles si contextuelles ? 

Pour ce qui est du désir de l’analyste, je tiens pour sûr qu’il est une question permanente pour quiconque fait cette offre : comment pourrions‑nous la soutenir sans cette intranquillité perpétuelle ? 

Pour le reste, je suis de plus en plus frappé par certaines expressions comme « le temps du coronavirus » ou « le jour d’après » qui laissent entendre d’abord la primauté du virus dans ce qui nous accable et des jours futurs sans lui. Il n’est pas question de minimiser la présence du virus et ses effets dramatiques, ni de désespérer ceux qui aspirent à des lendemains sans lui. Rien ne peut nous assurer aujourd’hui que ce virus va disparaître : il nous faudra peut‑être apprendre à vivre avec lui. Il a forcé la quasi-totalité de la planète à freiner l’activité économique et à réduire les possibilités de contacts physiques entre les personnes. Il a ainsi révélé une catastrophe sanitaire et humaine qui tient, tout autant qu’à lui, à la manière dont nous avons jusqu’ici traité nos institutions et à travers elles le lien social et le fait humain. Le réel traumatique de ce virus tient tout autant dans sa capacité à tuer que dans ce qu’il révèle de notre incapacité à faire le choix de la vie. Il démasque d’une certaine manière ce crime contre l’humanité qu’est le capitalisme pour reprendre une formule choc de Michel Lapeyre. Le temps que ce virus révèle est avant tout celui du discours capitaliste.

S’il y a un « jour d’après », ce sera un jour d’après quoi ? Souhaitons que ce soit le jour d’après les choix délétères qui ont conduit à démanteler les services publics (et notamment l’hôpital) pour les faire entrer dans la loi du marché, à mépriser l’humain au point d’en faire une ressource et à maltraiter notre environnement au point de menacer la vie. Un autre choix donc, comme le discours présidentiel du 16 mai 2020 a pu le suggérer. Faut‑il pour autant attendre patiemment que nos gouvernants changent de cap ?

Cette anecdote du masque indique comment notre imaginaire peut nous entretenir dans une certaine torpeur, ce qui n’est pas la meilleure disposition pour veiller à la tenue des cures comme à la façon dont tourne le monde. Que le discours analytique nous permette de nous réveiller suffira‑t‑il ? Au‑delà de la psychanalyse, saurons‑nous rejoindre, comme citoyens notre engagement dans le monde ? Le refuge dans la pureté de la psychanalyse peut être une réponse pour certains, face au réel auquel nous avons affaire. Si nous nous enfermions dans cet asile il conviendrait d’interroger la pertinence de poursuivre la pratique de la cure. Au‑delà de la cure qui nous pose question en ces temps perturbés, n’ignorons pas que comme citoyens nous avons à prendre part aux affaires du monde. Quant aux affaires du monde, ce virus est peut être le masque qui voile le réel en jeu tout autant que son révélateur. Saurons‑nous en tirer parti ?

Rémi BRASSIÉ
le 18 mai 2020

Un commentaire sur “L’analyste masqué

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  1. Merci Rémi pour ce texte très vivant. Tu nous rappelles encore une fois à quel point la résistance vient d’abord de l’analyste. La supervision me permet d’en prendre la mesure, et de réaliser qu’il ne s’agit pas seulement d’appliquer de consignes sanitaires, mais d’accueillir ce qui se joue pour chacun dans ces nouvelles situations. Là encore, la psychanalyse nous enseigne qu’à l’intérieur des mesures collectives et citoyennes, le déconfinement et le port du masque sont, comme toute situation, à traiter analytiquement avec chacun, et au un par un…

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