Freddy CABANIS /
Depuis maintenant un an, il faut faire avec le masque dans les entretiens cliniques. J’ai résisté un temps, je me suis demandé si c’était pertinent de poursuivre les entretiens avec un masque. Que représente-t-il ? Quel sens peut avoir cet objet de « distanciation sociale » dans le lien avec le patient ? Il manque une partie du visage, et qui plus est, celle d’où provient le son du langage verbal.
J’ai fait comme j’ai pu et chemin faisant, ce masque est devenu « acceptable », puis « normal » dans cette période si exceptionnelle. Je n’y pensais plus. Je tenais simplement, dans une première rencontre à « tomber le masque » pour se présenter. Ce qui, par ailleurs, surprend toujours tant on a imaginé cette partie manquante du visage. Peut-être y a-t-il quelque chose du côté de l’imaginaire qui se joue. Mais alors pourquoi ce masque est-il devenu « acceptable » dans mes entretiens ? Pourquoi il ne me posait plus question ?
C’est en regardant pour la énième fois « le bon, la brute et le truand », film réalisé par Sergio Leone en 1966, que ma réflexion sur le masque s’est relancée. Ce célèbre western m’a toujours nourri, et occasionné de « profondes réflexions ». Je ne peux m’empêcher d’y voir les trois instances élaborées par Freud, à savoir, le sur-moi, le ça et le moi ou le bon, la brute et le truand. Toujours est-il que ce sont les plans serrés du cinéaste sur le regard qui m’ont, cette fois-ci, inspirés. Des regards d’une intensité si forte qu’ils ont marqué l’histoire du cinéma. Je me suis rendu compte que c’est précisément dans cette intensité qu’il existait un lien entre mon travail auprès des patients, le masque et le regard.
Des regards si expressifs que j’en oublie le masque, l’objet qui cache une partie du visage. Comme si le regard palliait le masque et son symbole de « distanciation sociale ». Rattrape-t-il cette distance ? Le regard vient-il exprimer ce que le masque cache ? Comme un nouveau regard en quelque sorte. De cet organe du corps humain que l’on appelle l’œil, il me semble que l’on peut distinguer la vue, fonction vitale à la vie organique, du regard qui, quant à lui, traduit et exprime la pulsion. Il y a quelque chose d’autre dans le regard, qui échappe au signifiant.
Dans ce temps du COVID, J’ai pu observer dans ma pratique clinique des mouvements du corps beaucoup plus radicaux depuis l’obligation du port du masque. Des regards intenses qui disent autre chose, qui s’accrochent pour ne pas tomber, mais aussi, des mains qui viennent le couvrir, une tête qui se baisse ou qui se détourne d’un regard soudain envahissant et intrusif, sans défenses. L’objet voix est entravé. J’observe, dans certaines situations, que quand l’émotion est trop forte, le visage se déforme et fait bougé le masque, comme si le corps tentait de retrouver une unité.
J’ai commencé un suivi avec une jeune patiente par téléphone pendant le premier confinement. Je ne connais pas son visage. Une fois nos libertés de déplacements retrouvées, Je lui propose un rendez-vous en « présentiel », que l’on se voit. Le rendez-vous est pris, mais elle ne viendra pas. Elle tentera à trois reprises de reprendre rendez-vous, mais rien n’y fait, on ne se verra pas.
Elle me rappellera au deuxième confinement, pour des entretiens téléphoniques. J’apprendrai d’elle que le regard peut-être une source d’angoisse, une agression, qui la pousse à se défendre dans un passage à l’acte hétéro agressif. Elle pourra me dire « j’ai confiance parce que vous ne me jugez pas ». En effet, il n’y a pas de regard, elle n’est pas vue. Je lui propose, à la fin du deuxième confinement de poursuivre nos entretiens par téléphone quelle que soit la situation sanitaire.
Elle accepte cette proposition. Le suivi fonctionne, et pour le moment c’est ainsi qu’elle peut déployer sa parole, sans le regard de l’Autre.
Pour d’autres patients, au contraire, ce regard me semble devenir une demande, une adresse pour ne pas s’égarer. Je le ressens d’autant plus avec les patients exilés non francophones, quand il faut un interprète. L’interprète est au téléphone, et je suis en face à face avec le patient, ou plutôt de regard à regard. Il y a des moments où la parole traduite n’est plus, l’intensité du regard ayant pris la parole, sans mots. Le patient m’adresse son discours, mais cette parole est, pour ainsi dire, stopper par la subjectivité de l’interprète. Mais l’important, n’est-il pas que la parole puisse se déployer ?
Azarat est un jeune Afghan que je suis depuis le mois de juin. Je n’ai vu son visage brièvement que trois ou quatre fois. La première fois pour se présenter, et les autres moments de façon furtive quand il avait besoin d’enlever son masque pour sécher ses larmes et respirer. A chaque fois je suis surpris, je ne le reconnais pas. Ce n’est que dans le regard que je le retrouve.
Au début de nos entretiens, il baissait la tête et regardait fixement le sol. Azarat dit ne parler à personne, sauf à lui-même, il marche dans la rue, en regardant le sol et manque à plusieurs reprises de se faire renverser. L’interprète avait des difficultés à comprendre ce qu’il disait tant sa voix était inaudible. C’est toujours le cas. Seul son regard a changé de direction, il s’adresse à moi désormais. Cela a mis du temps, mais aujourd’hui, il me donne l’impression de s’y accrocher. D’autant plus que dans les entretiens avec interprétariats, les patients regardent le combiné quand il parle. Alors, quand Azarat ne se fixe plus sur le téléphone, mais s’adresse directement à moi, les signifiants qui y circulent me semblent être de la plus grande importance. Mais je ne peux les saisir. Je ne peux que faire avec la subjectivité de l’interprète et le décalage de temps entre la restitution de ce qui vient d’être dit par le patient et le moment où il a parlé. Je me saisis de ces regards avec tout ce que cela peut engendrer comme projection de ma part. Azarat suscite chez moi le sentiment qu’il a le désir de dire l’indicible pour sortir de son isolement qui le pétrit de honte et de culpabilité. L’objet regard me semble être d’une très grande importance.
Dans un premier temps, il exprime tous ses symptômes somatiques, puis l’angoisse commence à surgir et c’est précisément, dans cet « ici et maintenant » qu’il accroche mon regard. Il essaie de raconter quelque chose, « l’évènement » comme il dit. C’est à ce moment qu’il met ses mains sur ses yeux, ou qu’il baisse la tête, comme si la honte l’envahissait, l’anéantissait. Je pense au regard de la Méduse, qui pétrifie tout être qui se risque à la regarder. Malgré tout, il insiste et veut me raconter ce qui le fait souffrir jour et nuit, sans discontinuité. Est-il à la recherche du bouclier de Persée pour se protéger enfin de ce regard meurtrier dans le regard de l’Autre ?
Je propose que l’on se voie deux fois par semaine, il accepte. A chaque rendez-vous, une petite partie de ce qu’il veut me raconter est exprimée, comme un puzzle, pièce par pièce. Le moment où il baisse le regard s’éloigne au rythme des pièces de puzzle qu’il déploie. Azarat tourne autour d’un gouffre, il installe des signifiants qui contournent ce trou béant. Quelques jours plus-tard, il sera « cas contact » et confiné pour trois semaines avec d’autres compatriotes. Je lui propose de maintenir le lien et le rythme de nos rendez-vous par téléphone. Il accepte. Les entretiens téléphoniques ne dureront pas plus de dix minutes. Azarat me signifie que pour discuter il faut « se voir ».
Cette crise sanitaire nous pousse au mouvement, au déplacement et à la réflexion. Le masque est venu souligner le regard tout comme il semble le pousser à plus d’expression. Dans une société où « vu et être vu » est omniprésent, les conditions sociales que nous imposent la pandémie peuvent nous permettre de nous réinterroger sur ce qui fait lien. Peut-on avoir un autre regard sur ce qui nous arrive aujourd’hui ?
Freddy CABANIS
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