Marie-Jean SAURET /
Maradona vient de mourir : Dieu a repris la main, si l’on me permet cette allusion à la « main de Dieu », la main invisible du football, après celle de l’économie (à suivre Adam Smith). Il est un autre endroit où l’expression convient, c’est concernant la psychanalyse : de toute part nous pouvons vérifier qu’elle a perdu la main. La lecture d’auteurs aussi divers que l’historien Harrari, le paléoanthropologue Pick, la juriste Chemillier-Gendreau, m’en convainc une fois de plus. Là où l’on s’attendrait à rencontrer le sujet et sa singularité – tels que la psychanalyse en a forgé la théorie –, ce sont les neurosciences, le cognitivisme et le comportementalisme qui sont convoqués, parfois, de façon surprenante. Les pages « Sciences & Médecine » d’un récent numéro du Monde [1], sont l’occasion de montrer l’arrêt de la pensée en quoi consiste la forclusion de la psychanalyse, transformant rétroactivement les données rassemblées en quasi délire.
1 – Dans ces pages, sous la rubrique « neuropsychologie », Florence Rosier livre d’une belle écriture un article fort bien renseigné intitulé « Le rire sous l’œil de la science »[2] Sauf indication contraire, les passages entre guillemets lui sont empruntés.
L’article souligne les bienfaits du rire, notables en cette période de confinement au vue de la masse de dessins et d’histoires drôles, de vidéos humoristiques échangées sur les réseaux sociaux. Un rapide survol historique et linguistique rappelle que cette fonction récréative du rire est perçu depuis des siècles, tandis que des termes différents sont utilisés selon les langues pour désigner le rire joyeux et le rire moqueur (on pourrait ajouter sourire, sourire entendu, rire forcé, ricanement, rire grinçant, fou rire, etc.). L’auteur regrette le peu d’études consacrées à l’énigme du rire – oubliant l’un des plus volumineux ouvrage de Freud après l’Interprétation des rêves, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Dans sa liste des spécialistes qui se sont arrêtés ne fût-ce qu’un bref moment sur le sujet (philosophes, sociologues, anthropologues, primatologues, évolutionnistes, neurologues, psychiatres, psychologues, spécialistes de la douleur), la psychanalyse est absente. A moins qu’elle ne soit cachée derrière ses antonymes : psychiatrie et psychologie.
Bien sûr l’auteur s’attache à tout ce qui ressemble à un rire chez les animaux (je souligne certains termes) : « fou rire » spontané chez un orang-outang, cri aigu des rats apprivoisés « assimilé à un rire » quand on les chatouille, petits cris de rongeurs « qui ressemblent à des rires une fois transformés en sons plus graves ». Chimpanzés, bonobos, orang-outang, et de jeunes gorilles supportent la comparaison avec des bébés humains. Il est étrange qu’elle ne relève pas la nécessité de l’intervention humaine – montage scénographique, dressage, appareillage ou simplement interprétation, pour rendre ce rire lisible par l’homme, sans qu’aucun animal ne soit en mesure de nous l’expliquer.
Ce type de travail pose la question de la raison de l’apparition du rire dans la chaîne de l’évolution. Darwin « défend l’idée que les émotions de base (joie, tristesse, peur, colère surprise et dégoût) sont des réactions innées, universelles et utiles, sélectionnées au cours de l’évolution des espèces » : pour quel gain évolutif ? Le rire serait une manifestation de joie sociale, une façon de renforcer la cohérence du groupe. Servant « au comportement expressif du bonheur », il constituerait un avantage social en termes de survie pour une espèce donnée. Chez l’humain, le rire aurait échappé à la seule sphère du jeu où il intervient pour désarmer l’agressivité quand l’activité ludique menace de dégénérer, pour intervenir dans tous les domaines de la vie sociale (dont il n’est rien dit). Toujours chez l’humain, le rire ne requière plus nécessairement les contacts physiques et s’est rattaché à des contenus « cognitifs » nouveaux (l’humour – des faits de langage, dirions-nous – dans des contextes sociaux), où il fonctionne comme « instrument de communion ».
Si le rire renforce les liens sociaux, c’est que, dans cette optique, chez l’humain, il prend la place de comportements qui y sont dévolus, tel le toilettage des singes (le partage sur la toile de spectacles comiques de documents humoristiques « remplacerait » l’épouillage naturel). Enfin, « le rire social entraîne une libération collective d’endomorphines. Cela aurait démultiplié la capacité humaine à former des réseaux sociaux ». L’endomorphine aide en outre à supporter le stress et les petites souffrances et douleurs de la vie ordinaire.
La mécanique cérébrale du rire mérite toute notre attention. Elle suppose, d’un point de vue cognitif, la distinction de trois niveaux : « le rez-de-chaussée héberge le programme automatique » qui commande les spasmes du visage et des cordes vocales, les secousses du diaphragme, les réactions du système nerveux autonome. Rougissement, sueur, et autres manifestions qui accompagnent le rire « nerveux », le fou rire « irrépressible », en donnent une idée. Ce premier niveau, mobilisé de toutes les façons à chaque éclat de rire, est localisé dans le tronc cérébral. Au-dessus, au premier étage, se trouve ce qui déclenche ou inhibe le rire, situé dans l’hypothalamus et diverses régions du cortex. Encore au-dessus, second et dernier étage, sont investies différentes et nombreuses pièces corticales – entre autres le cortex préfrontal : ce dernier est décrit comme un « homoncule » dans l’individu [3]. Je cite : « C’est lui qui analyse le potentiel comique des situations. Il prend en charge la dimension cognitive du rire, qui mobilise nos émotions, nos souvenirs, notre sociabilité, nos traditions culturelles, et aussi, bien sûr, la sophistication plus ou moins élaborée de l’humour ».
Il n’échappe à personne que les neurosciences dévouent au cortex préfrontal ce que Descartes attribuait à la glande pinéale : il lui attribuait un rôle central dans l’activité de penser du fait de sa place dans l’encéphale. La glande pinéale apparaissait alors à tort, aux anatomistes, comme l’unique organe cérébral à ne pas avoir la forme d’une paire symétriquement répartie de part et d’autre du plan sagittal. L’aqueduc de Sylvius, juste en dessous, véhiculait jusqu’à elleles coups des « esprits animaux », lesquels suscitaient les sensations dans l’âme. Si le rire apparait déplacé ou s’il ne se déclenche pas quand il est attendu, c’est que la glande pinéale, pardon, le cortex préfrontal est « lésé ».
A partir de là, nous ne pouvons pas être surpris de voir le rire instrumenté. D’une part, mobilisant de nombreux muscles libérant des endorphines, il est comme « un footing stationnaire » bienvenu chez tous ceux, malades, handicapés, qui sont immobilisés. Il stabilise le rythme cardiaque, diminue la pression artérielle, facilite la ventilation et nettoie les poumons, oxygène le sang, améliore sommeil, digestion, énergie sexuelle, tensions, agressivité, etc. (bienvenu par temps de COVID et de confinement). Du coup, voilà le rire pratiqué sur ordonnance et les thérapies par le rire réquisitionnées dans le traitement du diabète, en complément de traitements classiques, ainsi que pour faciliter la vie des hospitalisés. Pourquoi pas ? Mais la culture dont le rire témoigne, ainsi ravalée, participe désormais de la médicalisation de l’existence : l’auteur de l’article du Monde ironise en évoquant une auto-prescription d’un film de Louis de Funès. Mais justement ce trait d’humour ne fait plus rire.
Pratiquement tous les organes et leurs fonctions se trouveraient améliorés par le rire. Ne devrait-on pas soupçonner que le rire puisse être au contraire un indice de la bonne santé ? Le préjugé biologique consiste à n’imaginer qu’une causalité en dernière instance : l’organisme. Certes, il est évident que sans organisme il n’y a pas de sujet. Un certain type de cerveau est requis, qui conditionne les capacités cognitives. Encore évident que les activités du sujet supposent la machinerie cérébrale qu’elles activent, dans laquelle elles s’inscrivent qui certes, exige un certain type de cerveau et conditionne les capacités cognitives.
Mais le préjugé sous-estime l’introduction du langage et le fait pourtant démontré (!) qu’il participe au développement cérébral, notamment… de la zone préfrontale [4] ! Le pouvoir symbolique (le langage) donne à l’individu des capacités de création et d’invention à la fois sociales et artistiques, dont on voit certes l’ébauche chez les animaux qui ne disposent que de systèmes de communication, sur lesquels s’étayent les conduites humaines. Ces créations sont culturelles, c’est-à-dire ne peuvent en aucun cas être transmises biologiquement : cette conception d’une héritabilité des caractères acquis relève du lamarckisme réfuté par la biologie moderne.
2 – Un second article du même auteur au même endroit « enfonce le clou », si je puis dire, sous le titre « La face caché de la moralité ». Il rapporte ni plus ni moins que les processus neuronaux qui sous-tendent la moralité, tels que dévoilés par une étude américaine [5]. La définition retenue de la morale est celle du Larousse : « Ensemble de règles de conduites, considérées comme bonnes de façon absolue ou découlant d’une certaine conception de la vie ». Même à trouver discutable le « considérées de façon absolue », la morale relève donc de la culture. Ce qui n’empêche pas l’affirmation péremptoire selon laquelle les scientifiques portent sur la question « un regard plus distancié : ils raisonnent à l’échelle de l’évolution ». D’où leur définition : « ensemble d’adaptations retenues par la sélection naturelle, chez les ancêtres des humains, pour promouvoir la coopération, même entre individus non apparentés » (je souligne la téléologie). Les auteurs de l’étude rapportée mettent en évidence l’augmentation des valeurs subjectives de la violence par les convictions morales (plus on a de convictions plus on admet le recours à la violence pour les défendre). Chez ceux-là qui cautionnent les violences commises pour défendre une cause conforme à leurs idées, l’étude montre quelles sont les régions impliquées dans le circuit de la récompense, du plaisir et de la prise de décision : le striatum et le cortex préfrontal (encore lui) ventromédian s’activent proportionnellement aux convictions morales (l’excitation corticale est d’autant plus intense que les convictions sont plus fortes). Un mécanisme psychologique et cérébral atténue ou inverse l’interprétation morale d’une situation de violence « selon qu’elle s’accorde ou non avec nos convictions personnelles ».
Sans entrer cette fois dans les arcanes de la recherche, sa conclusion repose, là encore, sur l’héritabilité des caractères acquis. Elle oublie que pour Darwin, l’évolution par la sélection naturelle a trouvé une limite chez l’humain : l’adoption de la solidarité qui fait que l’on s’occupe du faible. A partir de là, il revient à l’humain d’user du pouvoir symbolique pour construire un monde habitable. Il quitte sa niche écologique pour un habitat langagier. Il est frappant que les auteurs se multiplient dans tous les domaines [6] pour restituer cette solidarité à de prétendues déterminations naturelles, alors qu’elle est justement le point d’insémination de l’indétermination subjective.
3 – Il faut de nouveaux concepts pour rendre compte du rapport qui existe entre l’organisme et le psychisme – que, sans les déployer, j’indiquerai sommairement. La psychanalyse fournit celui de pulsion, représentant psychique du somatique, concept limite entre le psychique et le somatique. La solution de continuité, entre psychique et somatique, exige un mode de nouage : mais elle est le lieu de l’indétermination du sujet. Non pas qu’il n’ait pas de déterminations « bio-psycho-sociales » comme individu, mais elles ne lui dictent pas sa conduite de sujet parlant et désirant. C’est bien pourquoi il a la capacité de s’orienter sur une éthique quand rien ni personne ne lui dicte ce qu’il doit faire, mais qu’il a toujours la possibilité de céder paresseusement à une morale, un politiquement correct, empruntés ou à l’alibi de ses déterminations. Le sujet doit bien sûr faire avec ses déterminations et les emprunts à son époque comme matériel, subverti par le langage, de son acte. A la différence du besoin qui traduit une exigence biologique, la pulsion exige elle pour sa satisfaction de prendre en compte le désir et le langage : on ne mange plus pour vivre mais pour le plaisir – et l’on mange le menu, du langage.
Le langage introduit dans le sujet le manque : il oblige le sujet à se demander ce qu’il est, tout en en dérobant le réel à sa saisie, car le langage ne peut que représenter. Le manque ainsi constitué pousse le sujet à rechercher ce qui pourrait le satisfaire sur un mode qui n’efface ni ne comble le dit manque : car ce mouvement de quête d’une satisfaction substitutive est celui du désir, lequel est à la vie du sujet ce que le métabolisme est à la vie organique. Le sujet n’obtenant au mieux que des satisfactions substitutives, celles-ci s’avèrent toujours foncièrement insatisfaisantes. D’où une instance psychique (dont profite le lien social et notamment le capitalisme et la société de consommation) qui exige satisfaction parfois férocement. Cette satisfaction perdue de structure, qui fait retour sous cette forme impérative, a son instance : le surmoi. Il revient à Freud d’avoir souligné le rôle de l’humour précisément pour tromper le surmoi.
Mais je suis étonné de l’absence de question dans les deux pages du monde sur ce qui peut bien amener les uns et les autres à chercher à faire rire, parfois au point d’en souffrir et de sacrifier son propre rire (cf. le clown triste). Ce sujet-là est difficilement réductible au cortex préfrontal. A ce jour, aucun animal n’a expliqué pourquoi il riait, aucun n’est allé faire rire au-delà de comportements du type action/réaction, aucun animal n’a écrit d’article dans le Monde pour expliquer ce qu’est le rire. L’humain est ainsi fait que, lui, il faut qu’il mette sa vie en récit, qu’il trouve un sens à son existence, qu’il s’explique avec son monde parce qu’il est foncièrement inadapté. Le groupe animal est une biocénose : le social y est biologiquement conditionné globalement et n’y survivent que les « adaptés », tandis que la société, humaine par définition, relève du lien social qui implique le langage…C’est pourquoi les dernières lignes de l’article relatif à la moralité font frémir : puisque la moralisation des questions politiques ou économiques augmente les conflits, supprimons la morale ! Le capitalisme a déjà livré son caractère foncièrement immoral et prédateur. Et c’est sans doute pour limiter la violence interhumaine quoiqu’en disent les auteurs de l’étude que lois, règlements, valeurs morales sont proposés : mais ce sont toujours des solutions imposées par l’Autre, qui limitent la démocratie au motif de la soutenir. Seule une éthique est susceptible de témoigner que le sujet a récupéré sa capacité d’acte. Et seule la psychanalyse semble en mesure d’en soutenir la possibilité contre le préjugé biologique qui la nie.
Marie-Jean SAURET
[1] Pages Sciences & médecine, Le Monde, mercredi 25 novembre 2020, pp. 24-25.
[2] Florence Rosier, « Le rire sous l’œil de la science », ibidem.
[3] – Je ne résiste pas à évoquer Lacan proposant son « canular » de la lamelle, la libido, à la place de cet « homoncule » : « Si vous voulez accentuer son effet de canular, vous l’appellerez l’hommelette. Cette hommelette (…) est plus facile à animer que l’homme primordial, dans la tête duquel il faut toujours que nous mettions un homoncule pour le faire marcher » (Le Séminaire Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1934, leçon du 13 mai 1964, document de travail de l’ALI).
[4] – H. Gervais, P. Belin, N. Boddaert, M. Leboyer, A. Coez, I. Sfaello, C. Barthelemi, F. Brunelle, Y. Samson et M. Zilbovicius, « Abnormal cortical voice processing in autism », Nature Neuroscience, 2004, n° 7-8, pp. 801-802 ; Marie-Christine Laznik, « La prosodie avec les bébés à risque d’autisme : clinique et recherche » – « Marine » lors de sa rechute à quinze mois », in (sous la direction de) Bernard Touati, Fabien Joly, Marie-Christine Laznik, Langage, voix et parole dans l’autisme, Paris, P.U.F., 2007, pp. 181-215. Pour le détail de l’expérience, le système concerné et le commentaire, je renvoie à ces deux publications.
[5] – Clifford I. Workman et coll. The Dark Side of Morality – Neural Mechanisms Underpining Moral Convictions and Support for Violence, AJOB Neuroscience (2020). DOI: 10.1080/21507740.2020.1811798 (American Journal of Bioethics-Neurosciences, 16 novembre 2020).
[6] – Et, ce, quelle que soit la sympathie que l’on peut avoir pour cet appel à la « solidarité naturelle ». Cf. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide : l’autre loi de la jungle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017, édition de poche, 2019 ; Franz De Waal, Primates et philosophes, Paris, Editions le Pommier, 2020.
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