Tristan HALLOUIN /
« Il va falloir travailler davantage ». Cette phrase en vogue dans le discours politique actuel m’a évidemment sauté aux oreilles et cela même, si en toute honnêteté, je l’attendais depuis les annonces de récession économique post-crise sanitaire. Au-delà de tout parti pris idéologique et politique, si l’on se penche un peu sur cette formulation « il faut que », on ne peut nier qu’elle semble revêtir quelques notes d’injonction, comme l’appréciation d’un professeur sur un bulletin de note du trimestre de son élève, comme celle d’un père à son enfant récalcitrant. J’oserai m’avancer davantage en vue de décortiquer les termes de la maxime qui suscite mon interrogation. En effet « travailler », c’est quoi ? Fidèle aux conseils d’un de mes anciens professeurs à l’université qui ponctuait nombre de ses tirades d’un tonitruant « chaque mot compte », je me demande si employer des termes dont on ne sait pas vraiment de quoi ils retournent ne présente pas un risque.
Psychologue clinicien, exerçant dans un service de Santé au travail, j’accueille chaque jour des plaintes de salariés pour qui le symptôme premier est le travail. Pour être parfaitement honnête, il m’apparaît parfois obscur d’employer ce terme de « travail » tant il semble recouvrir de signification. « Job », « bureau », « boulot », « engagement associatif », autant de définitions qui semblent nous montrer que le « travail », on ne sait pas bien ce que c’est.
En nous référant à la psychodynamique du travail et aux enseignement de Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, « travailler », est toujours une épreuve subjective. « Le développement de la subjectivité passe par le rapport entre la souffrance et le réel ». [1] En effet, Dejours nous dit : « le travail est toujours une mise à l’épreuve de la subjectivité, dont cette dernière sort accrue, grandie ou, au contraire, rétrécie, meurtrie » [2] Pour préciser sa pensée, Dejours explique que « travailler » est d’abord une expérience affective du fait de la confrontation du Sujet au réel du travail, réel qui se manifeste par la résistance à la maîtrise. [3] Cette résistance sera à l’origine de sentiment « d’irritation », de « colère » et « ‘travailler’, ça implique de faire face au réel jusqu’à trouver la solution qui permettra de le surmonter ». [4]
Le point de vue de la psychodynamique du travail nous semble donc placer le concept de « travail » dans le registre du réel, que du réel, il surgit, se manifeste par sa résistance, [5] et cela douloureusement car Christophe Dejours nous l’enseigne, « travailler, c’est toujours souffrir ». [6] Pour lui, seules deux voies s’offrent à celui qui travaille, la voie de la sublimation (Rappelons que pour Pascale Molinier, professeure de psychologie à l’université Paris XIII, « le travail est l’un des, sinon le domaine d’élection de la sublimation » [7]) de cette souffrance pour la transformer en plaisir, ou bien la souffrance « pathogène » [8] lorsque la sublimation est impossible. Pas étonnant que nombre de sujets s’adressent aujourd’hui à nous pour témoigner de ce vécu douloureux, qu’ils éprouvent jusque dans le réel de leur corps avec des décompensations psychosomatiques. Pour appréhender cette souffrance, il nous faut donc passer par la parole de celui qui travaille, du sujet, qui seul peut nous témoigner de cette drôle d’expérience, unique pour chacun, qu’est travailler.
La crise du coronavirus est depuis le début une crise du travail avec de nombreuses questions qui n’ont cessé d’être soulevées par les travailleurs, les médias mais également les politiques. A partir de là, « il va falloir travailler davantage » me semble un petit peu obscur comme formulation car travailler a-t-il le même sens pour un exécutant sur une chaine de montage que pour celui qui fait face à des manifestants ? Cette différence de point de vue, nous dit Pascal Roussay, se retrouve aussi en fonction de la discipline dans laquelle se situe le chercheur qui vise à théoriser le travail, « il n’en demeure pas moins que le concept même de travail recouvre, selon les auteurs et la perspective scientifique qu’ils adoptent – sociologique, économique, psychosociologique, cognitiviste… –, des réalités fort différentes ». [9] De la même façon, « il va falloir travailler davantage » nous semble aller de pair avec « il va falloir souffrir davantage ». Mais la question est : allons-nous donner à 70 millions de sujets la possibilité d’emprunter la voie de la sublimation de cette souffrance ?
Le Monde d’avant
Avant la crise, je peux en témoigner, le monde d’avant dans la sphère du travail, n’était pas bien reluisant. Plusieurs décennies après le tournant gestionnaire, il ne se passait pas un jour sans qu’un autre sujet n’en subisse les dégâts. Parmi eux, la perte de sens dans leur travail.
Du fait d’une concurrence drastique qui s’est internationalisée, [10] les entreprises appliquent la gestion en « flux tendu » notamment en termes de ressources humaines pour s’adapter constamment à un environnement sans cesse en mouvement, pour ne pas dire instable. Les plans de licenciement (qui répondent au doux noms de « plans sociaux » communication positive oblige !) se multiplient, imposant une charge de travail équivalente (voire supérieure) à un nombre restreint d’employés qui n’ont alors plus le temps de faire leur travail « dans les règles de l’Art ». Pire encore, ils reçoivent souvent l’injonction de « soigner leurs stat’s », de faire toujours mieux que l’année précédente par l’entremise de contrats d’objectifs et cela les conduit parfois à travailler à l’encontre de leurs valeurs profondes. Ainsi cette salariée, conseillère bancaire, me dit « je regrette la partie conseil de mon travail car aujourd’hui je ne fais plus que de la vente ». Ce mépris de la qualité du travail entraîne de facto, une impossibilité pour le sujet de sublimer la souffrance inhérente au travail en plaisir (par le biais par exemple, de la créativité, de la marge d’autonomie…) et conduit bien souvent à des décompensations sur un mode dépressif ou anxieux, parfois grave, jusqu’au passage à l’acte.
Aussi, cet emballement consumériste comme l’évoquait déjà Lacan en son temps, conduit les entreprises à recruter les profils qui n’auront « pas d’état d’âme » à trancher dans le vif pour appliquer les plans de licenciement en temps de crise, et à pratiquer un management tyrannique en temps de paix. Ces organisations du travail favorisent l’accession à des postes de responsabilité d’individus au sang-froid (et parfois sans Loi !), bien souvent sur un versant pervers ou paranoïaque qui peuvent faire de sérieux dégâts aux liens sociaux au sein des entreprises. Ainsi, la course aux objectifs met bien souvent les salariés en concurrence entre eux et favorise l’isolement, la compétition et les « coups bas » chez des personnalités au demeurant relativement « saines » mais qui subissent de plein fouet les stratégies d’entreprises mortifères tandis que d’autres y trouvent un terrain de jeu idéal pour y transgresser la Loi, et parvenir à la jouissance de mettre l’autre à la place d’objet.
Le Monde d’après
Peu reluisant donc ce monde « du travail » d’avant. Mais alors, que souhaiter pour le monde d’après ?
Il est un exemple flagrant de l’attente de changement que chaque citoyen est en droit d’attendre des mesures gouvernementales, c’est le monde hospitalier et plus largement le monde soignant.
Comment allons-nous soigner à l’avenir ? Question importante qui déchaine les passions. Cela d’ailleurs ne date pas d’hier puisque Freud en son temps disait déjà que cela faisait partie des missions « impossibles ». A l’époque comme aujourd’hui, la question est peut-être à poser en ces termes : créons-nous les conditions favorables à l’expression de « l’Art Soignant » ?
D’avantage d’effectifs, de moyens, de temps, de reconnaissances sont les principales formules génériques des revendications soignantes, revendications que l’on retrouve aussi dans de nombreuses branches d’activité en dehors du secteur médico-social, dans le discours des surveillants pénitentiaires jusqu’aux techniciens de laboratoire, en passant par les directeurs de grandes enseignes du textile.
En nous référant à la psychanalyse et à la psychodynamique du travail, il apparaît que l’enjeu premier est de recréer des espaces de discussion sur le travail pour ceux qui le font, sur la façon de le réaliser. « Parler c’est penser ». [11] En effet, peut-être est-il urgent de réinterroger le mode de prescription des tâches en faisant confiance à ceux qui connaissent les usages du métier pour en construire les règles de l’art. Cela devrait peut-être commencer par cesser de promouvoir à des postes d’encadrement des gestionnaires sortis d’école de commerce ou de management, formatés pour diriger un EHPAD comme une PME en se préoccupant peu de s’initier à la connaissance de l’essence des métiers de leurs collaborateurs.
Enfin, avant de « travailler davantage », peut-être faudrait-il « travailler mieux » en laissant place à la parole du sujet du désir de travail [12] (pour reprendre cette expression au psychanalyste Roland Guinchard) pour que chacun puisse faire avec le manque à être face au réel du travail et inventer, bricoler ainsi sa « solution » en vue peut-être de trouver l’épanouissement dans l’expression de sa subjectivité. De là sans doute, sera-t-il possible de poser les jalons d’un « Monde d’après » meilleur pour notre civilisation du travail.
Tristan HALLOUIN
[1] Christophe Dejours, Travail, subjectivité, action, La Pensée, p. 7
[2] Ibid., p. 7
[3] Christophe Dejours, La Souffrance au travail.
[4] Ibid.
[5] Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot & Rivages, p. 75
[6] Christophe Dejours, La Souffrance au travail.
[7] Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail, p. 182
[8] Pascal Roussay, Souffrance et plaisir au travail, Du taylorisme aux nouvelles formes d’organisation du travail, P.34-38
[9] Ibid., p.34-38
[10] Christian Macke, La GRH- défis, logiques, pratiques dans Initiation au Management et à la Gestion des Ressources Humaines, diapositive, 9
[11] Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail, p.102
[12] Roland Guinchard et Gilles Arnaud, psychanalyse du lien au travail, le désir de travail.
Merci pour ce texte qui m’invite à questionner la définition du travail et peut-être aussi du « travail de l’inconscient ». Peut-on se contenter de son étymologie latine (trepallium) ou bien faut-il nous pencher sérieusement sur ce que Marx introduit comme moyen de relever les enjeux du capitalisme? Il me semble que lorsque Lacan parle de l’inconscient comme travailleur idéal dans le séminaire sur la logique du fantasme, il fait référence à Marx. Je ne connais pas suffisamment la psychodynamique du travail, mais me demande si elle fait l’économie de cette référence. Autre remarque sur l’expression « monde d’après »: je crains qu’il n’y ait ni monde d’avant ni d’après le covid, que nous ne tirions pas suffisamment les conséquences des effets de l’irruption d’un réel que nous avons nommé covid et demeurions dans le monde que nous connaissons, celui du discours capitaliste et de sa jouissance féroce. C’est peut-être ce que nous dit aussi cette expression « travailler plus », qui sous-tend le sauvetage de l’économie avant celui de l’humain?
Rémi Brassié
Oui Rémi, bien sûr, la référence à Marx quant aux enjeux du capitalisme est fondamentale ! Les rapports sociaux de production instituent des façons de produire, des choix technologiques. Ce qui est au centre de la question productive, c’est le rapport social et l’objectif du rapport social capitaliste actuel (et depuis 200 ans) c’est d’éliminer ce qui est vivant « dans » le travailleur. Et sûrement pas au sens de Christophe Dejours qui renvoie tout au corps mais bien plutôt au sens de la parole. Car ne perdons pas de vue que (puisque vous le citez, monsieur Hallouin, et d’autres) que pour Dejours, qui se réclame de la psychanalyse, le travail repose sur une conception de la pulsion qui n’est plus celle de Freud. Elle a troqué sa qualité de représentance pour les habits de l’affect qui la ramène finalement dans le corps, au rythme d’une dite « pulsatilité » (c’est son mot). En s’inspirant de Maine de Biran, Dejours déroule une ontologie du sujet à partir d’un dit « corps pensant » né du pouvoir de l’enfant à se sentir cause de ce qu’il est ( ! ). Dit autrement, selon Dejours, la pensée s’origine d’un état affectif du corps au sens d’une connaissance immédiate et certaine que le moi conquiert lors de la production d’un effort voulu. La pulsion s’en trouve réduite à un dit process progressif ou de développement, qui déstabilise le moi, l’incitant sans cesse à des remaniements. Bref, elle est ramené au corps organique et à sa maturation. Ce qu’il appelle « le corps érogène » (adossée à la subjectivation du monde au sens de « corpropriation ») est ainsi engagé dans l’intelligence et l’habileté au travail, qui se met en œuvre dans la rencontre avec le réel. Réel auquel, au passage, Dejours ménage une porte d’accès quand, pour Lacan, c’est l’impossible, l’inimaginarisable.
Ainsi, non seulement quand pour Freud et Lacan, pour initier la pulsion, il y faut une demande qui implique le langagier, Dejours fait fi de l’Autre, mais par surcroît, l’autre notion centrale de sa théorie est « la centralité du travail ». Centralité dont il dit « qu’on ne peut pas être pour ou contre puisqu’elle a été hissée par la modernité elle-même, à cette place déterminante. » C’est magnifique ! Mais je ne peux y consentir ! C’est selon moi intenable non seulement au niveau théorique, à considérer que le sujet parle, mais encore insoutenable au niveau politique. Qu’est-ce que c’est que cette modernité, comme envoyée d’en haut ? Elle est déposée là comme d’emblée connotée positivement, comme nécessairement bonne, et donc pas critiquable. Or dire ça, c’est dépolitiser la transformation en cours. C’est l’idée que l’histoire est orientée par le progrès, voire même qu’elle est le progrès. Bref qu’elle fait fi de la tragédie, et donc du sujet et du politique. Dire que le travail est central, c’est ignorer les conditions historiques concrètes du travail. Par exemple, il n’y a pas eu fin de l’industrialisation, mais bien plutôt elle est un fait majeur du capitalisme, jusqu’à industrialiser l’hôpital et les services. C’est à dire que la poursuite de l’industrialisation consiste dans la production rationalisée, dans l’application de la logique rationalisée à tous les secteurs. Critiquer le néo-management et déplier ses effets ne sert, me semble-t-il, à rien, si on ne se pose pas la question de la centralité du travail, au sens de la remettre en question. Et si on veut parler du travailleur et penser son émancipation, on ne peut pas le faire à l’intérieur du cadre capitaliste, des institutions capitalistes. Il n’y a pas de crise. Ce que fait le capitalisme au travail, au temps de corona, c’est approfondir ce qui était déjà à l’œuvre.