L’amour, toujours supplémentaire

Dominique ASSOR /

Si la question de l’amour reste l’une des plus traitées dans la littérature, c’est sans doute que les êtres humains sont fondamentalement seuls. Être affecté semble alors le seul moyen d’éprouver la présence de l’autre en soi. Bien-sûr réduire l’amour à un affect lui ôterait sa logique de passion. Mais affect et passion peuvent-ils suffire à parler de l’amour ? Il me semble que nous omettons souvent d’y adjoindre la question des identifications. Pourtant, concernant la fin d’analyse sont souvent évoqués : d’un côté un nouvel amour, distinct du premier amour dit narcissique ; et de l’autre côté l’identification au symptôme, ce que je comprends comme : un effet d’être analysé serait la chute d’un type d’identifications du sujet pour une identification disons radicale : celle à ce qui recelait sa solution inconsciente, faisant de lui un être unique et s’appuyant sur sa création pour faire lien, soit son symptôme.

Mon titre lui émane d’une réflexion, une pensée : notre ère capitaliste induit un discours dans lequel les sujets contemporains se logent, comme dans un chausson dirais-je. Mais un chausson qu’il faut sans cesse changer… Répondant à la logique inconsciente de démenti du réel, ce discours capitaliste trouve un écho tel qu’il est difficile pour tout un chacun d’en sortir. Il est vrai que tout le monde ne veut pas en sortir, mais pour ceux qui le souhaitent, ou qui l’essaient, rien de plus compliqué : renoncements multiples aux jouissances immédiates, aux croyances d’être complété, par un objet, un homme, une femme, alors mis au rang des objets, c’est à dire assumer sa propre incomplétude et celle de l’autre. Être son propre étranger et laisser tranquille ceux qu’on nous fabrique comme étant nos étrangers, et en passant construire ce « nos » massifiant qui entre dès lors dans un système de croyance, d’appartenance, d’identité et d’identifications. Or si l’on veut ne plus croire qu’un objet, cette voiture, ce téléphone, nous représentent ou nous complètent, qu’ils sont des miroirs mais en fait bien des mirages, pas des complément mais bien des bouchons, que nous ne sommes alors non pas mus par le désir mais par l’envie, qu’ils ne sont non pas des faire-valoir sociaux mais le signe  de notre fatuité, qui elle, au fond, n’est que la surface immergée de notre honte de vivre… alors l’éthique que demande de tels changements de position est une éthique qui ne peut s’appuyer sur le seul positivisme ou autre auto persuasion. D’ailleurs que l’on voit fleurir tant de courants « zen », de bien-être, de techniques bienveillantes ne nous renseigne que plus sur les marchés encore à conquérir pour tirer du profit, ainsi que sur le bio-pouvoir dans lequel nous sommes pris. Non, on peut supposer, grâce à la cure analytique, c’est à dire au savoir qu’on en tire et pas son exclusivité en la matière, que c’est d’un certain rapport à la question de l’amour que, pour sortir de la tyrannie du capitalisme, ces positionnements s’inventent au un par un.  

Pour ma part, cela s’est manifesté par un « que non » qu’il faudrait prendre le temps de déplier. Un non à quoi : D’abord un non à ce que la connaissance que j’ai de notre monde ne suffise pas à prendre un certain nombre de décisions. C’est à dire que c’est un non aux arrangements avec ma conscience, du coup à la création de conflits psychiques, enfin un non à ne pas prendre acte de ce que je sais. Ce non si banal d’apparence est compliqué de par ses effets. Souvent il précède la solution et m’a souvent laissé devant un rien, un vide, qui appelait à être pensé. Un non aussi que j’ai trouvé rapidement nécessaire pour pouvoir inventer. Tant que ce non n’était pas clairement posé, au sens d’y tenir, de s’y tenir, le capitalisme me proposait une solution rapide et simple m’évitant tout effort. Mais ce non a aussi des effets sur ma famille, mes enfants à qui je dois souvent imposer un non sans solution immédiate alors qu’ils avaient le ready-made à portée de clic. Il a fallu faire ses preuves !!! Et le résultat a toujours été au-delà de l’attendu. Et oui, pour faire ce qui nous serait apporté sur un plateau d’« argent », il a souvent fallu s’y mettre à plusieurs, réfléchir, trouver ensemble, et réaliser. Tout cela pour quoi ? Pas de détour sur cette question : le ready-made contemporain se fait sur la misère des uns, et le meurtre d’autres, la destruction pure et simple de notre habitat écologique, et le vol par les plus riches du résultat, comptable, de nos folies. Dire non à cela tout simplement. Cela a donné lieu, et pour tous ceux qui en font l’expérience j’en suis sûr, à ce qui n’était visé par personne : des satisfactions autres que narcissiques. Satisfactions qui n’ont jamais été le but mais qui sont finalement comme une écriture de notre histoire à plusieurs : un objet devenant ainsi le nom de l’aventure d’une construction collective. L’objet perd en ce sens sa fonction unique de complément narcissique, et gagne une valeur historique. Il est tout ce processus qui a mené à sa mise en fonction, et qui s’origine d’un non. Ce faisant, l’autre en a pris un coup dans l’aile, une corne : grand bien lui fasse, puisqu’il est sorti de façon synchrone de la série des objets, devenu un temps un allié, un frère, une sœur d’expérience… plutôt que le frère ou la sœur de « sang » qu’il était l’instant d’avant.

Hommes, femmes et objets sont mis au même rang dans le discours capitaliste, et c’est donc aux mêmes fins que celui-ci les promet : à des fins d’utilité, de bouchons du manque à être. Il n’y a qu’un pas pour consentir à ce qu’une partie des humains soit inutile, et ne mérite pas de vivre, notamment s’ils deviennent celles ou ceux qui nous empêcheraient d’accéder à cette solution pour s’éviter la castration. Être capitaliste, c’est donc sans jamais le dire être dans le rang des meurtriers. Sans jamais le dire, c’est à dire sans que cela soit repérable, et en premier lieu par le sujet lui-même : insu.

Amour, haine et ignorance sont dès lors dénouées. Mais comment les renouer ? 

Comment ne pas préférer ignorer notre haine agit dans notre participation innocente au jeu capitaliste ?

Pour que la haine (de l’être, de l’Autre, comme savoir inconscient) ne soit plus ignorée, faudrait-il faire un détour par l’amour… ? Mais pour que cela advienne, admettons qu’il faut certaines conditions qui ne sont pas réunies aujourd’hui, au niveau sociétal s’entend.  

Alors, ne pouvons-nous pas tenter de mettre en place les conditions d’un passage par l’amour ?

La démocratie est certainement un des noms de ces conditions.

Malheureusement, on voit aisément comment le Pouvoir contemporain est en prise au marketing politique et comment il se sert des différents évènements dramatiques pour faire unité ou Nation, c’est à dire masse. Ce discours est avant tout reconstruction d’une croyance, toujours vouée au Père, et d’une identification des premiers temps, archaïque. Celle de la Horde de Totem et Tabou dont Freud remarquait qu’elle resurgissait en temps de guerre. L’unité imaginaire que ce discours brandit est malheureusement sœur du morcellement qui suivra. Non pas comme déception, mais comme résultat du rejet de ce qui divise : le débat, les tensions internes et finalement le symptôme, aussi social soit-il, comme solution. Sa répression à coup de LBD est patente !

Que pouvons-nous alors non pas espérer, mais faire, si le mot d’ordre reste : ne vous occupez de rien, on s’occupe de vous. La manœuvre est grossière, mais elle fonctionne parce qu’alliée aux capitalistes qui eux s’occupent du divertissement, au sens étymologique de détournement.

Les conditions qu’il s’agit de mettre en place sont celles qui permettent de faire valoir que, ce qui nous relie, n’est autre que la création de chacun et chacune, c’est à dire le travail de son désir. Création qui va de la parole au tableau, de l’écrit à l’outil… pouvant trouver un écho chez un ou une autre qui pourra alors s’en saisir et à son tour produire. Création qui fera rencontre dans le meilleur des cas, rencontre supplémentaire donc, et donc constitution d’un collectif.

Dans une période comme la nôtre, cela commence peut-être par un non au discours du capitaliste et son ersatz de lien social.

Un non en acte c’est un non qui redonne à la parole sa valeur d’acte. Et cela, même si nous ne savons pas encore ce qu’il va nous falloir inventer à plusieurs, et, avec les paradoxes et contradictions qui apparaîtront, heureux aussi !

Nous pouvons en tout cas, à partir de cette ouverture neuve, parier sur un autre mode d’identifications que celui de la masse : dire non à cela aussi et à son horizon grégaire.

Mon propos est de dire que l’amour est ce qui se déduira dans l’après-coup et comme effet du collectif. C’est en ce sens que l’amour est toujours supplémentaire. Amour et collectif émergeraient ensemble et de surcroît, comme le thérapeutique depuis Freud.

On ne se soutient pas de n’importe quel collectif.

L’enjeu est bien-sûr politique. Et le pari nécessaire.

Dominique ASSOR
Avril 2020

2 commentaires sur “L’amour, toujours supplémentaire

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  1. Merci Dominique pour ce texte très dense, où je lis entre les lignes les effets du travail sur les textes de Michel Lapeyre aussi bien que les questions que nous avons pu partager aux rencontres du Pari de Lacan à Toulouse et dans notre petit groupe albigeois sur « Création Psychanalyse Politique ». Peut-être pourrons-nous l’y reprendre pour en parler de vive voix?

  2. Merci Rémi d’y entendre tout cela. Nous en reparlerons dès que possible. Mais tu me fais toucher du doigt en effet que nous avions un temps laissé de côté la question du politique à côté de psychanalyse et création… il est vrai que le lien se fait plus naturellement en ce moment. Je le date de la découverte de Ingeborg Bachmann… A bientôt. D

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