« Opération résilience », psychanalyse et politique

Rémi BRASSIÉ /

En ces temps de confinement rien ne manque en termes de conseils bienveillants pour que chacun vive au mieux la contrainte imposée par les choix gouvernementaux. Chacun d’entre nous les reçoit en torrent via tous les canaux médiatiques, comme un rappel de l’insupportable que recèle la privation des libertés de circuler et de se réunir.

Le choix des mots

Le terme de résilience déjà en vogue, prend un nouvel essor par la voix présidentielle qui le répète depuis son élection et l’élève désormais au rang de nom propre pour une opération militaire. Sous ce terme issu de la physique, on retrouve le ressort des psychothérapies qui promettent un retour à un état antérieur, intouché par le réel traumatique ainsi forclos. Dans le discours du pouvoir, ce terme résonne comme le déni anticipé de l’impact que pourrait avoir l’épidémie sur chacun d’entre nous. Quant au terme de distance sociale, en place de celui de distance physique, il nous indique un repli sur soi absolument contraire avec l’appel à la solidarité qui l’accompagne. Mettre cela au compte d’une maladresse de discours du pouvoir serait lui porter peu d’estime. Considérons alors que la gouvernance choisie exclut d’emblée la singularité et le lien social, l’un n’allant pas sans l’autre pour les lecteurs de Freud et de Lacan. Que reste‑t‑il alors ? L’économie mise à mal par ce que le virus nous impose. Le concert médiatique à ce sujet est unanime : la perspective de déconfinement fait‑elle vraiment cas de l’état sanitaire et de la protection des populations ? Quand certains nous annoncent des répliques si nous n’envisageons pas une révision sérieuse de notre façon d’habiter sur le plan écologique comme social, il faudrait pour d’autres sauver un système qui nous tue : aimons‑nous suffisamment la vie ? Cette question se pose à chacun mais aussi collectivement et engage nos actes.

Résilience alors ? Ce terme, plébiscité par tous n’est‑il pas un allié du pouvoir autant qu’effet du discours dominant ? Sa résonnance aujourd’hui comme sa récurrence dans les discours présidentiels posent question. Revenons donc à cette abondance d’offres d’aide et de conseils impensables en dehors de la politique. De quel bois sont‑elles faites ? La question s’impose aussi pour répondre de l’offre analytique que nous proposons par téléphone.

La multitude de conseils bien intentionnés nous exhortant à la résilience est probablement aveugle et sourde quant à ce qui le cause. Si elle ne l’était pas, il y aurait là un cynisme absolu, qu’on ne peut pas exclure tout à fait. Sous le « vouloir le bien », Lacan le dit assez clairement et une analyse permet d’en prendre la mesure, la saloperie dont nous sommes un peu faits ne manque jamais. Que faisons‑nous de ce « mal » ? C’est une question éthique pour l’analyste comme le rappelait Michel Lapeyre. [1] Ne réduisons pas cela à une question de morale. Entendons‑y simplement et freudiennement qu’à vouloir rejeter le « mal » il fait retour. Voilée des meilleures intentions, l’agressivité fondamentale de l’être humain ne se mettrait‑elle pas au service de la politique ? La pulsion de mort ne promet jamais des lendemains qui chantent. L’écho de tous ces « bons conseils » ne résonne‑t‑il pas en sympathie avec le discours politique ? Faut‑il alors les condamner ? Une réponse radicale est tentante. Mais le temps n’est pas à démontrer qu’ils sont tout à fait compatibles avec le discours capitaliste et en sont le pur produit.

Le choix du symptôme

Revenons plutôt à la psychanalyse, la subjectivité et le lien social. L’analyste ne donne pas de conseil. Car le seul savoir issu de sa cure ne vaut que pour lui. Bien qu’il puisse en transmettre des bribes, il n’est pas sans savoir que seul le savoir singulier du symptôme vaut pour faire face au malaise. Nous savons aussi qu’une cure ne protège pas du réel, ni n’efface ses marques et qu’elle nous met dans des dispositions particulières quant au savoir. Si nous avons espéré nous emparer d’un trésor de savoir dans l’Autre, elle nous aura plutôt conduit à un trou dans ce savoir inapte à répondre à notre place. Le symptôme est ainsi nécessaire.

Une analyse donne une certitude : nul ne peut répondre à la place d’un autre quant à ce qui fait son malaise, et aucun savoir ne saurait résoudre complètement la question pour personne. L’invention de chacun est incontournable. La clinique analytique consiste à ne pas faire obstacle à l’invention du sujet, à l’encourager et la provoquer. Elle est à contre‑courant de ce que le discours de notre époque promeut sous la forme de conseils, procédures, protocoles et recommandations de bonnes pratiques, modèle que fonde le discours universitaire où les méthodes psychothérapiques s’enracinent.

L’enjeu de la présence de la psychanalyse dépasse l’éthique propre à sa clinique et à son abord du sujet. Si elle vise une satisfaction personnelle (en quoi certains voudraient la confondre avec les psychothérapies actuellement en vigueur) elle implique : – un lien transférentiel au débouché radicalement différent de celui d’une psychothérapie (qui reste toujours sur le même plan que la suggestion hypnotique), – un rapport solidaire entre subjectivité et lien social, donc une position résolument politique du psychanalyste. Son acte n’est jamais sans rapport à la logique collective et vise une satisfaction du sujet qui vaille dans et pour le lien social. Une analyse ne produit pas d’individu contrairement aux psychothérapies qui envisagent une satisfaction individuelle conforme à un attendu social (politique ?) dicté par l’Autre qui laisse le sujet sur le carreau en excluant le symptôme. Avec la psychanalyse, on attend une ouverture de l’ordre de la création, le symptôme étant une invention singulière et non un signe de défaut. Nul doute que tout cela paraisse désuet à l’époque de la résilience qui nous rabâche que nous finirons bien par nous remettre comme si rien n’était arrivé, le souvenir de ce qui nous a blessé étant désactivable. Comment peut-on entretenir cette illusion ? Pourquoi vouloir à tout prix que le récit devienne sans effets ? S’y prendrait‑on autrement pour faire en sorte que nous ne puissions tirer aucune leçon de ce qui nous arrive ? C’est là un enjeu de civilisation que la psychanalyse est une des rares pratiques à porter. Il n’y a que dans la singularité qu’il puisse être tenu, par le symptôme dont le potentiel révolutionnaire mérite plus que jamais d’être cultivé. Faisons alors le vœu que cette crise ne reste pas sans effets. N’est‑ce pas ce pari que fait l’offre de psychanalyse aujourd’hui ?

Rémi BRASSIÉ, Le 17 avril 2020


[1] Lors de son intervention au séminaire d’A.E. de Marie‑Jean Sauret, ACF‑MP, 1997.

Un commentaire sur “« Opération résilience », psychanalyse et politique

Ajouter un commentaire

  1. Merci Rémi pour cet écrit très clair sur l’éthique de la psychanalyse, l’éthique qu’est la psychanalyse en quelque sorte. Citer Michel Lapeyre est à cet endroit toujours la bienvenue! DA

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑