Rémi BRASSIÉ /
Ce n’est un scoop pour personne : le confinement auquel nous sommes soumis interdit la mise en présence des corps. Le cabinet du psychanalyste n’y déroge pas. Nous y restons seuls, près du téléphone que les mesures de précautions ne nous interdisent pas. Beaucoup d’entre nous ont proposé à leurs analysants ce moyen pour poursuivre. Mais poursuivre quoi ?
Jusqu’ici, l’usage du téléphone dans ma clinique était occasionnel, pour un temps d’éloignement, ou bien de manière plus durable lorsque certains analysants se trouvent exilés dans des déserts psychanalytiques. La cure in effigie restait tout de même le standard, si je puis dire. La cure à distance, marginale, n’a pas fait l’objet de ma part de questions très poussées. Il serait abusif de dire que c’est désormais chose faite, le champ de questions ne fait que s’ouvrir. Je vous livre ici quelques remarques qui me sont venues ces derniers jours du fait de la situation très particulière que nous traversons.
Contingence
Tout d’abord un constat : l’écoute au téléphone est nettement plus éprouvante, pour moi comme pour certains collègues avec qui j’ai pu en discuter. Le téléphone n’est pas un hygiaphone. Ce dernier a l’avantage de mettre en jeu le regard et de réunir les corps dans une unité de lieu. Le sens littéral de la clinique se trouve perturbé par l’usage (systématique) du téléphone puisque nous ne sommes plus « au chevet » du patient. Je suis parfois surpris d’apprendre que celui qui me parle est installé dans son lit, dernier endroit où j’aurais imaginé tenir la séance. Nul doute pourtant que l’amour de transfert induise une confusion entre le lit et le divan : en cela, tout lecteur de Lacan est averti. Passé le trouble du constat de ces petits changements qui nous dépassent, il y a sûrement à reprendre les questions qui viennent comme étant aussi sérieuses que celles que notre clinique ordinaire peut nous poser. Une cure est faite de contingence, celles que nous impose la pandémie actuelle ne devrait pas déroger à cette règle.
In effigie
Nous avons souvent un avis tranché sur la cure et le téléphone, considérant qu’il n’y a de cure qu’in effigie. Mais n’oublions pas que le premier contact s’établit presque toujours par téléphone. Il faut d’ailleurs reconnaître que cette première « conversation » aussi brève qu’elle puisse être, est souvent déterminante pour la suite des opérations. Nul doute que dans l’ordinaire de notre pratique, nous nous efforçons dès le premier contact téléphonique de ne pas faire obstacle à ce qu’il y ait pour celui qui appelle, de l’analyste au bout du fil. Quelles leçons pouvons‑nous en tirer lorsque nous proposons d’écouter nos analysants au téléphone ? Le pari que nous faisons en temps ordinaires, n’est‑il pas à soutenir également dans ces conditions particulières ? Ce pari repose aussi sur les analysants qui consentent à ce que le confinement nous impose, à qui nous devons faire confiance pour que ce qu’ils ont à faire se poursuive. Ce qui est mis à l’épreuve ou en question par cette situation, c’est le désir que des cures se fassent et se poursuivent. Mais doit‑on en temps ordinaire se considérer comme plus tranquilles quant à ce désir qui peut toujours se perdre ? La piqûre de rappel du réel que nous vivons actuellement, loin de nous faire renoncer à ce sur quoi a pu déboucher notre cure peut sûrement relancer le désir si nous la traitons comme la contingence avec laquelle d’ordinaire nous œuvrons. Puisse‑t‑elle au moins nous rappeler que l’intranquillité ne devrait jamais être étrangère au psychanalyste.
Résistance
Pour ce qui est de la relance je vous livre un exemple issu d’une de ces séances téléphoniques où, perplexe quant à la pertinence de mon offre j’entends soudain que l’analysante interroge l’écho qu’a pour elle, dans son engagement analysant, la question de la poursuite de la cure en ce temps de confinement sanitaire. Le passage de « est‑il raisonnable de poursuivre actuellement, ne devrais‑je pas arrêter ? » à « de toute façon, je ne cesse de vouloir interrompre ma cure » m’a permis, grâce à cette analysante de mesurer encore une fois combien l’analyste c’est avant tout ce qui s’obstine à ne pas aller dans le sens de la résistance. Que Lacan ait pu affirmer qu’il n’y a de résistance que de l’analyste doit nous alerter sur la manière dont nous pourrions prétexter des conditions « dégradées » de l’exercice de la cure pour abandonner le poste. Il n’est pas question de faire de cette position la règle pour tous, chacun ayant à se débrouiller de sa propre position et de son rapport à la psychanalyse. Il m’a suffi de quelques moments fugaces, où la parole analysante me surprend dans ma propre résistance pour m’assurer que malgré les circonstances contraignantes je suis résolu à laisser mon téléphone ouvert. Pour dire plus précisément encore ma pensée, l’analyste en tant qu’il s’obstine à ne pas aller dans le sens de la résistance, celui qui surgit dans le moment que j’évoque, ce n’est pas moi dans mon fauteuil qui en suis seul responsable : l’analysant tout autant que celui qu’il suppose être son analyste en est responsable. La responsabilité du supposé analyste, c’est de ne pas laisser passer ou tomber aux oubliettes l’analyste qui surgit malgré sa résistance : pour qu’il puisse y avoir, pour l’analysant, de l’analyste. Disons que c’est là le service minimum, puisqu’on peut attendre de celui qui se propose comme analyste qu’il aille aussi dans le sens de provoquer le surgissement de l’analyste et du discours analytique, et ouvre ainsi l’enclos du transfert.
Symptôme
Je ne considère pas pour autant que cette forme d’écoute à distance puisse toujours être de l’ordre du discours analytique. Cette remarque vaut d’ailleurs également pour la clinique ordinaire, in effigie. Pour autant, l’analyste doit‑il renoncer au nom de la pureté de la cure ? Que l’analyste se caractérise à minima par le désir qu’il y ait des cures ne lui enlève rien de ses caractéristiques humaines, ou pour le dire plus analytiquement, symptomatiques. Chacun avec son style propre est affecté aussi bien qu’engagé par la situation à laquelle nous sommes tous soumis. Nous sommes quelques-uns à non seulement garder le téléphone ouvert pour nos analysants, mais à l’ouvrir aussi pour d’autres que nous supposons pouvoir trouver dans l’adresse à un psychanalyste ce qui soutiendrait leur solution symptomatique pour répondre au réel auquel ils ont affaire : qu’ils soient soignants confrontés au réel de la maladie, de la mort et de questions éthiques, ou bien qu’ils soient patients touchés par ce réel qui est pour tous une menace [1]. Faire le pari de la possibilité d’une rencontre avec la psychanalyse dans les circonstances actuelles paraîtra fou à certains. L’analyste n’est pas connu pour travailler dans l’urgence diront‑ils peut‑être. C’est oublier que chaque fois qu’un candidat à l’analyse vient nous trouver il y a pour lui quelque chose qui relève de l’urgence.
Notre réponse est toute autre que ce que les spécialistes de l’urgence médico-psychologique préconisent, c’est au moins notre ambition. Que la psychanalyse offre une dimension supplémentaire sans se confondre dans le complémentaire d’un grand touttémoigne d’un certain rapport à la psychanalyse sans préjuger de ce qu’il est pour chacun qui offre de son temps pour écouter au téléphone. Si dans les premiers temps de cet épisode pandémique la sidération me tentait, il me semble qu’au contraire de figer le désir (de mortifier) cette situation est une occasion de maintenir fermement le cap des questions qui me guident dans mon rapport à la psychanalyse. Que la psychanalyse et notre rapport à elle soient mis en question par les effets immédiats de cette pandémie, que nous soyons mis au pied du mur d’inventer des moyens pour la psychanalyse et le lien social me semble tout à fait conforme à ce qui devrait être l’ordinaire de notre pratique. Nous inventons donc, et nous saurons au fur et à mesure ce que nous inventons, puis nous essaierons de tirer les conséquences de ces inventions. Nous ne pouvons pas faire comme si rien ne se passait puisque la cité s’invite au cœur de la psychanalyse. Le psychanalyste ne peut l’ignorer, et n’a rien d’autre que le symptôme pour essayer d’y répondre, le retrait en étant une des formes. Alors si on ne peut préjuger de ce qui se poursuit à travers le téléphone, il serait sûrement précipité d’en forclore la psychanalyse. Comme il serait étonnant que la psychanalyse ne soit pas quelque peu concernée voire contaminée par ce qui se passe dans le monde. D’ailleurs, dans le temps même de la cure ne poursuit‑on pas sans savoir précisément ce qui va advenir ?
Rémi BRASSIÉ, le 28 mars 2020
[1] Plusieurs membres de l’association de psychanalyse Le Pari de Lacan proposent une écoute psychanalytique au téléphone pour les soignants en première ligne dans la lutte contre le Covid-19, et à leurs patients.
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