Voulez-vous un peu de bactéries ?

Katell QUIDELLEUR /

L’exercice de la psychanalyse au temps du confinement est plein d’enseignements. Je remercie Luz d’ouvrir cette tribune car je sens que chaque journée tend à effacer la précédente dans les limbes du refoulement et de l’oubli.

Voici un patchwork d’impressions cliniques que j’aimerais fixer ici avant qu’elles ne s’estompent pour mieux les examiner ensuite.

Une poignée de main mortelle

Trois jours avant l’annonce du confinement, cette jeune femme très enrhumée me tend la main d’un geste martial, l’accompagnant d’une phrase que je ne comprends pas tout de suite « Vous voulez un peu de bactéries ? »

Niant illico son agressivité je la lui serre en retour avec un petit rire de surprise. Bien sûr je le regrette aussitôt. Mais elle est déjà partie. Au-dessus du lavabo je me conspue vigoureusement.

Or cela fait déjà plus d’une semaine que les salutations au début et à la fin des séances d’analyse drainent des angoisses de mort au cabinet. Il y a ceux qui font comme si de rien n’était, les furtifs qui tentent d’éviter tout contact sans oser le dire et les obsessionnels assumés qui croisent ostensiblement les mains derrière leur dos : « Bien sûr je ne vous tends pas la main ! »

Faudra-t-il que j’en vienne à désinfecter le divan ?

L’annonce gouvernementale me ramène à l’évidence. Le réel frappe fort, l’heure n’est pas à l’interprétation mais à la protection. Je ferme le cabinet, j’ouvre une consultation à distance.

J’hésite à appeler chacun au un par un. Le nombre me fait reculer. L’angoisse surtout. Sur le moment je n’ai pas de mots. Je n’ai pas la force ni l’envie de faire cet efforts pour d’autres, là maintenant quand tout s’arrête. Stupeur.

Je commence à mesurer la difficulté : comment garder du recul et travailler face à une situation qui nous affecte tous?

En plus je déteste téléphoner.

Mélancolie

Premier appel. Cet homme était en arrêt maladie depuis trois mois, très isolé. Il était revenu me voir il y a deux semaines, travaillé par ses idées noires. Je le connais depuis 15 ans. Il a effectué un long chemin entrecoupé d’années de pauses. A présent il parle un peu plus. Il a fallu en passer par des subterfuges pankoviens : pâte à modeler, dessins, avant que les mots n’apparaissent. J’ai mis du temps à admettre qu’il était bel et bien mélancolique.

Il n’a pas mis d’écouteurs. Ni de micro surtout. Je ne comprends rien à ses chuchotements. Déjà au cabinet je dois tendre l’oreille, le faire répéter souvent. Mais là c’est vraiment épuisant. Il arrive à parler sans qu’on l’entende, même au téléphone ! Symptôme d’une subjectivité qui s’efface à peine esquissée.

Auto-dictature

Cette analysante ose à peine sortir de chez elle. Elle ne veut pas déranger non plus le personnel de l’Ephad où vit sa mère pour prendre de ses nouvelles aussi souvent qu’elle le souhaiterait. Pourtant c’est la seule solution. Elle calcule, anticipe l’emploi du temps des aides-soignants. « Je ne sais pas combien de fois je peux appeler, ils sont tellement débordés, je ne veux pas les embêter ».

Ce qui me frappe est son interprétation des règles de confinement. Elle s’interdit de profiter du peu de liberté qui lui reste. Elle irait bien courir comme à son habitude mais elle n’est pas trop sûre d’en avoir le droit. Je lui réexplique la règle, ce qui probablement équivaut à lui donner l’autorisation de sortir. Elle est soulagée. Mais suis-je bien dans mon rôle ?

Je délinque

Cette femme me fait penser à une de mes amies qui vient de me dire qu’elle n’est pas sortie de chez elle depuis 10 jours, à part une fois en voiture pour prendre une commande de courses à emporter : un « drive ».

Elle a compris me dit-elle que pour sortir il fallait « faire du jogging ». Or elle n’aime pas courir. Elle n’est pas la seule. J’ai rencontré pendant mes promenades un monsieur qui faisait mine de courir en chaussures de ville, pantalon de sport et veste en cuir. Un autre jour près du port de plaisance fraîchement interdit aux promeneurs, j’aperçus une jeune mère qui courait maladroitement en poussant un landau.

Bref, je lui explique qu’elle peut se promener dans un rayon d’un kilomètre autour de chez elle, en marchant, à cloche-pied ou sur les mains si elle le souhaite. Mais pas à cheval, ni peut-être en skate ? Et à vélo ? En y réfléchissant bien, je n’en sais rien. Ce qui est clair c’est qu’on n’est pas là pour rigoler. L’autorisation de sortir est une mesure de santé publique. Une promenade hygiénique, pas du loisir, voilà, c’est ça l’esprit de la loi. A la maréchaussée de l’interpréter à sa guise.

Je crains pour la santé mentale de mon amie. Elle n’a vu personne depuis 10 jours donc. J’habite à un kilomètre de chez elle. Je déroge à la règle en l’invitant à prendre le thé sur la terrasse derrière ma maison. Nous resterons à distance réglementaire. Pas d’embrassade, pas de contact physique, des mains soigneusement lavées. Elle accepte bien volontiers. Elle me remerciera en m’avouant qu’elle commençait à perdre ses mots à force de ne parler à personne. Pourvu que personne ne me dénonce…

Retour du refoulé

L’analysante aux bactéries « pète des câbles ». Elle devient très agressive avec son compagnon et se sent très coupable ensuite. Son passé d’enfant battu remonte avec force. Au tout début de son analyse elle en avait parlé. Puis elle avait tout remisé sous le tapis en louant sa bonne relation actuelle avec ses parents. Opération nécessaire à la structuration de sa vie psychique, sociale et professionnelle, mais opération provisoire tout de même.

Le confinement la renvoie aux longues journées où elle était bouclée dans sa chambre par une mère profondément maltraitante. L’angoisse est massive. Je profite néanmoins de cette ouverture : je relance ses associations. Paradoxalement le téléphone semble faciliter la levée du refoulement comme si la proximité sensorielle, auditive, lui donnait un appui. Je fais pare-excitation. Décidément j’ai un faible pour Bion. J’y pense parce que je suis très fatiguée après ces entretiens, tandis qu’elle s’apaise. L’analyse progresse cependant. A grands pas. Elle affronte la violence de son passé.

« Et comment je fais pour vous payer ? »

D’habitude ils font des histoires pour régler les séances. Pas tous, mais au moins quelques-uns. Là c’est devenu la grande question pour chaque analysant.

La plupart utiliseront les services de la poste, fort ralentie en ce moment, mais qu’importe. D’autres tentent d’accéder héroïquement à la boîte aux lettres de mon cabinet. Il est à présent vérifié, s’il le fallait, qu’on ne peut pas dématérialiser une analyse. Il y faut l’engagement des corps.

À suivre…

Katell QUIDELLEUR

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