Isabelle TOKPANOU /
« Notre tâche d’homme est d’apaiser l’angoisse infinie des âmes libres… »
A. Camus, Les amandiers
Cette phrase avec sa petite musique, insiste ces jours derniers à la façon d’une ritournelle. Les médecins ont ordinairement une trousse de premiers soins. N’en ayant plus guère l’usage, je pourrais me trouver aujourd’hui bien démunie. Alors quel secours ? Quel recours ? Ce texte ou d’autres ? Des paroles, des mots, des phrases échangées, entendues, saisies au vol ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, chère amie, merci. Ces lignes hésitantes s’adressent à toi et aux autres. Merci pour cette invitation à échanger, à penser, à entretenir nos liens, à y être attentifs. A nous efforcer de ne pas en rester à cette forme de sidération qui nous guette, nécessairement happés par les messages en boucle, de la radio, des journaux, des réseaux sociaux. Pétrifiés par l’angoisse, la nôtre et celle de nos proches…
Au-delà de la gravité en soi du mal insidieux qui nous menace, sa violence nous percute en ce qu’il attaque précisément en nos liens, ce qui est le plus palpable, le plus réel. Ce qui entre nous, de nos corps, banalement s’échange, circule, s’effleure, se mêle. Souvent pour notre plus grand bonheur, parfois pour notre réconfort. Pouvant quelquefois incommoder, lorsque signe trop consistant de la présence de l’autre. Actuellement vecteur de mort. Faisant penser à la façon dont dans les psychoses, les objets s’autonomisent et deviennent persécuteurs.
L’incivisme, l’individualisme, l’insouciance, le déni, suffisent-ils à expliquer pourquoi la « distanciation sociale » recommandée, salvatrice (faut-il au moins l’espérer !) ne marche pas tout à fait ou pas d’emblée ? Pourquoi ici ou ailleurs en ces temps plombés, ça grouille, ça se frotte, ça se tripote toujours, avec une inquiétante facilité quasiment ordalique, dans les marchés, les rues, les parcs et même les institutions de soin ? Pourquoi ces commandements censés nous préserver ne sont pas si facilement respectés ? A cela maintes raisons, sans doute. Le fait que nous soyons touchés c’est bien le mot, dans notre corps à corps le plus immédiat en est peut-être une. Avec parfois l’effet de se noyer. D’une submersion. Non sans ambivalence, peut-être. Tout compte fait, le pull pas toujours très net du voisin, l’accolade perfide de la collègue ou la main pas toujours à sa place, ont tel le gouvernail pour le marin, leur utilité. A la fin de chaque entretien depuis un an, une de mes patientes s’accroche à ma main dans une salutation sans fin et plonge ses yeux dans les miens à s’y perdre. Presque à ne faire qu’un. Cette dame vit de façon particulièrement pénible le confinement actuel et la distance physique qu’il impose. Comme à en perdre consistance, lorsque privée du regard et du corps de l’autre dans sa proximité, son sentiment d’être semble vaciller. Si cette modalité sans médiation est propre à la psychose, s’y manifeste me semble-t-il quelque chose du rapport à l’autre dans ce qu’il a d’essentiel.
Reste le téléphone. Métonymie de la voix. Réceptacle où se dépose pour un instant la douceur d’une intonation qui accroche, la saveur d’un accent oublié, le réconfort d’un timbre. Celui qui nous enveloppe de sa chaleur et de ses vibrations. La rieuse présence d’un pétillant et bien contemporain « Bisou ! ». Et nous en voudrions encore. En corps. Encore…Comme le titre ce séminaire lacanien où il est question je crois des jouissances. Est-il juste de dire que ce que nous vivons actuellement rend problématique entre autres, ce qu’il en est de cette part de jouissance qui déborde le langage ? Celle qui, tramée de paroles, permet aux bébés de se construire dans l’articulation intime du corps et du langage ? De ce rapport érotisé au corps de l’autre, que les convenances sociales régulent, organisent selon les cultures, déterminant probablement ce que chacune refoule ? C’est massif et peu rigoureux. Il faudrait le formuler autrement et l’articuler. Il m’est difficile ici de le faire. Peut-être que toi ou d’autres auriez à en dire ? Quoi qu’il en soit, dans les situations de contagion potentielle ou d’épidémie comme celle que nous vivons, cette dimension ambigüe du rapport à l’autre se présente sous sa face mortelle et menaçante. Comment chacun fait avec cela ? Avec cette injonction vitale et nécessairement totalitaire, de se garder du contact ? Ne peut on penser que cela sollicite chacun dans ce qui, de sa structure, le constitue ? Dans son rapport singulier à l’autre, au corps, à la mort, à l’autorité, là où en théorie il faudrait tous faire UN et obéir au nom de la cause commune, préserver la vie ?
Dire est important, tu as raison. Ecrire aussi. Mais quoi ? Nous pourrions aussi nous taire, le silence compte aussi. Mais nous saute aux yeux l’urgence de la parole. De sa circulation. Du tissage qu’elle constitue et qu’elle fait tenir bon an mal an avec ses nécessaires trous et malgré les mailles qui sautent. De la respiration portée par son souffle. De ce qu’elle noue lorsque le confort des petites certitudes quotidiennes s’envole et nous met face à la précarité foncière de notre être. De ce en quoi par elle nous vivons les choses et les pensons, y compris dans leur non-sens. De la façon dont ça travaille à notre insu. Ouvrant peut-être ainsi un espace, un ailleurs. Un air, si confiné soit-il. Partagé avec d’autres, bien sûr. Ceux avec lesquels nous sommes par là en lien.
Que dire alors ? Que dire sans tomber dans un épanchement à la mesure de la vague qui nous submerge ? Mais comment dire, autrement qu’en s’arrimant à la seule convocation de concepts comme nous en serions tentés ? Jouant avec brio de leur mécanique pour mieux y disparaître ? Comment ne pas nous confiner dans le surplomb de l’illusoire abri anti atomique qu’ils nous offrent ?
A l’hôpital psychiatrique cette interrogation à propos de « dire », se pose comme ailleurs. Les patients en sont bien entendu traversés. De façon singulière, souvent crue pour le coup. Les soignants aussi. Plus que jamais aujourd’hui, je crois. Depuis que nous vivons à la cadence imposée par le Virus, notre environnement de travail s’est modifié dans le sens d’une sorte de pesanteur angoissée mais non dénuée d’intérêt, d’enseignement et de surprises. Mais faisons d’abord un tour vers des faits plus généraux et constatons que la maladie, l’hôpital et les soignants sont au cœur des préoccupations du jour. Ces soignants auxquels nous confions notre santé en implorant leur secours. Ces hommes et ces femmes soudainement hissés à une place démiurgique, dont nous chantons le soir sur nos balcons, les louanges. « La souffrance du malade est toujours aussi attente de la retrouvaille avec l’objet a, rappel de l’espoir qu’une main secourable et providentielle a su ce qui convenait pour assurer une jouissance retrouvée de son propre corps et l’a su d’un savoir que lui-même ne pouvait avoir dans la confusion où il était de ses sensations informulées. Aussi attend-il qu’un autre, le médecin, détienne la vérité sur sa souffrance et l’apaise. Le malade recourant au médecin est dans la situation de l’enfant recourant à la mère. En ceci que l’un et l’autre imputent à la personne à qui ils font appel un discours où peut s’interpréter leur appel. Comme le discours de la mère pour l’enfant, le discours médical est totalisant. Quand M. Foucault dit : « la médecine n’est pas constituée du total de ce qu’on peut dire de vrai sur la maladie », nous ne pouvons le suivre en toute rigueur car la notion même de maladie appartient au discours médical et qu’il est dans la vocation de ce discours, sinon de fait, de dire tout le vrai sur la maladie parce que c’est son objet. Il faudrait dire plus précisément : « la médecine n’est pas constituée du total de ce que l’on peut dire sur la souffrance. » Car la souffrance renvoie le sujet qui l’éprouve à son fantasme et à ce qui constitue ce fantasme, c’est-à-dire à sa propre histoire et au discours qu’il peut tenir sur son histoire…Il y a un seul discours qui se tienne sur la souffrance et c’est celui de la personne qui l’éprouve…La souffrance se nomme dans le discours médical douleur, ou oppression ou fièvre, etc. » J. Clavreul, L’ordre médical
Quel discours tenir sur ce qui nous arrive singulièrement et collectivement ? Malgré tout l’intérêt de ce passage qui distingue entre souffrance, laissant place à la subjectivité et maladie, je proposerai un écart. La maladie dans une acception large, ne renvoie-t-elle qu’au discours médical ? Certes elle en est l’objet mais ne peut-on penser qu’au-delà, elle parle de la question du mal et de ce que cela représente dans l’ordre du langage ? Ce mal, familier des sociétés anciennes ou traditionnelles, qui renvoyait à tout ce qui venait entraver la jouissance, perturber la vie, empêcher la procréation, rompre le cours normal de l’existence. Maladies, fléaux, calamités naturelles, comme folie ou mort en relevaient probablement, s’inscrivant dans un ordre de causalité en rapport avec le divin, les puissances, dont elles étaient considérées comme la manifestation. C’était le temps des dieux. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas déserté toutes les régions du monde aujourd’hui. « Il y a donc la référence aux dieux. Pourquoi aux dieux au pluriel ? … Je ne sais pas pour vous quel sens ça a « les dieux » …Les dieux, pour autant qu’ils existent pour nous dans notre registre, dans celui qui nous sert à avancer dans notre expérience, pour autant que ces trois catégories nous sont d’un usage quelconque, les dieux c’est bien certain les dieux appartiennent évidemment au réel : les dieux c’est un des modes de révélation du réel. » Lacan, Le transfert
C’est du surgissement du réel qu’il s’agit, en tant qu’il dit fait référence à la dimension de l’impossible. Est-il abusif de penser que la maladie serait un des noms de la manifestation de ce qui loge dans le réel ? Autrement dit, une des multiples façons de dire quelque chose de l’énigme de ce qui donne la vie ou la retire, de ce qui l’anime ou l’entrave ? Une des significations qui interprètent la béance de l’Autre, recouvrent la faille ouverte par l’incomplétude du langage ? Puis il y eut Dieu et puis vint la Science…
A bientôt
Isabelle TOKPANOU
Votre commentaire