Luz ZAPATA /
« Aucun mur n’est en matière
La parole passe au travers
Aucun homme n’est fermé
Ta parole ouvre les pierres
Ton souffle passe dans les rochers
Priez l’espace qu’il nous supporte,
Frappez le temps de trois coups
Le paysage frappe à la porte
Le paysage entre chez vous »
Valère Novarina, L’acte inconnu
Le confinement bouscule notre rapport au temps, l’isolement ainsi imposé nous projette en quelque sorte dans un « hors-temps social » : le travail, les réunions, les rendez-vous avec les amis et la famille, les points de repère temporels s’en trouvent changés. Il n’est donc pas étonnant d’éprouver cela comme une « désorganisation » tant notre place subjective dépend de nos liens aux autres. C’est un moment où nous constatons l’importance de nos liens. Ce temps de confinement, non défini, sans fin précise annoncée, nous laisse dans une sorte de suspension… que chacun de nous éprouve d’une façon singulière : suspendre notre temps social, chronologique, nous confronte à notre temps subjectif, logique, et dans celui-ci c’est toute notre histoire qui est prête à refaire surface. Confrontés à l’insatisfaction dans la réalité, la régression pointe son nez, ouvrant grande la porte à nos fixations, nos façons singulières de combler le vide, de réactiver le symptôme comme protection devant l’angoisse.
Le temps du confinement se montre comme un nouveau réel, inconnu, qui est venu balayer tout ce que nous connaissions jusque-là, alors que nous nous croyions assurés de nos repères, du tissage que nous avions construit, parfois difficilement, pour tenir, pour être en lien, pour aimer et travailler. Perdre notre capacité d’aimer et de travailler, disait Freud, est au cœur de la maladie. Mais, il nous a appris aussi à interroger les moments où s’ouvre devant nous une faille, dans laquelle parfois nous sommes tentés de nous engouffrer. Aimer et travailler sont possibles pour chacun à condition de se séparer, mais cette séparation ne s’accomplit que difficilement, et la fragilité de cette opération se dévoile dans les conditions actuelles de confinement.
Notre rapport au temps et à l’espace se fonde d’une coupure, d’une destitution comme être de jouissance pour advenir comme sujet de désir. C’est d’abord sur notre parole que nous prenons appui pour soutenir notre désir, parole adressée. Eugénie Lemoine-Luccioni nous rappelle que « l’entrée dans le temps » est l’effet que devrait produire toute analyse.
Le temps du confinement est propice à nous projeter dans un temps sans coupure, dans l’illusion d’être hors du temps qui peut nous confiner au temps de l’Autre, temps du fantasme inconscient. Ainsi, j’écoutais hier à la radio les témoignages des personnes sur la façon dont ils vivent le confinement. Un homme exprimait avec angoisse la situation dans laquelle il se trouve de devoir prendre en charge son père malade, de se trouver seul avec lui à sa charge. Cette situation lui a rappelé la perte de sa mère, survenue il y a quelques années, et le fait qu’il n’a pas pu se rendre à son enterrement à cause d’une vie trépidante et d’un travail très prégnant. Il disait se sentir coupable et la situation d’enfermement faisait revenir beaucoup de choses qu’il n’arrivait pas à comprendre, l’angoisse commençait à le submerger. Il est possible de repérer là le point d’angoisse qui confronte ce sujet à un réel, point à interroger pour lui en effet et qui pourrait lui permettre de séparer le temps présent du temps passé, où quelque chose s’est sans doute arrêté pour lui.
Un autre témoignage me surprend : une femme exprime enjouée que depuis le confinement il y a un grand apaisement à la maison, sa compagne, elle-même et leur fille de 3 ans ont enfin le temps de ne pas être pressées, de se voir, de se prélasser au salon, de respirer. Elle aimerait que sa compagne soit en télétravail aussi, comme ça elles pourraient travailler toutes les deux à la maison et s’occuper de leur fille. Le confinement à l’air de lui convenir si bien que le journaliste lui dit : « ah bon donc si on vous annonce que le confinement se prolonge ça vous irait bien ? » Là elle répond que non, qu’il est important quand même de retrouver une vie normale, mais sa satisfaction dans le confinement était évidente et interroge en effet. Parfois, il est nécessaire d’interroger une situation de confort car derrière cette façon de se satisfaire d’une contrainte, apparaît aussi une position subjective d’aliénation.
Lorsque j’ai entendu cette personne, je me suis souvenu d’un ami très cher et très émouvant. À une époque il est allé de lui-même se faire hospitaliser car il se sentait en danger et craignais d’y passer, disait-il. Il a pu être accueilli à l’hôpital Sainte-Anne, dans une chambre partagée. Quand je suis allée le voir il m’a reçue dans le jardin du service, sur les tables disponibles. Quand je lui demande comment il va, il me répond : — « C’est formidable ici, regardes comme c’est beau, les gens sont gentils, j’ai une terrasse, on ne s’est jamais occupé aussi bien de moi ! ». —« Ah bon ? lui dis-je, le meilleur des mondes quoi ! » — « Non, non, quand même pas, mon voisin de chambre a des crises terribles, il crie toute la nuit qu’on va le tuer, ça c’est le seul problème, à part ça je suis très bien ici, je vais seulement demander à changer de chambre ». Il a obtenu de changer de chambre et il est resté à Saint-Anne plusieurs mois, alors que les séjours sont de quelques semaines. Il ne voulait plus partir, ce qui a interrogé en effet la chef de service, et nous, ses amis qui nous demandions inquiets comment pouvait-il se conformer ainsi à l’hospitalité qui lui était proposée.
Peut-être découvrirons-nous que certaines personnes se conforment au confinement, et aimeront presque rester isolées, d’autres y trouveront un moyen de fusionner avec l’autre, d’autres une façon de ne plus le supporter, en fin, nous serons enseignés par les positions subjectives en ce temps de confinement.
Brest, le 24 mars 2020
Luz ZAPATA
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